En plus d’un demi-siècle, le Cheikh Abdullah Mubarak fut soit un député au cœur de la vie politique du Koweït, ou, lorsqu’il n’était pas en fonction, un fidèle partisan du peuple koweïtien et de la famille régnante. Il a été le témoin de nombreux événements marquants et a contribué à l’élaboration de nombreux autres. Il connaissait les principaux politiques et hommes d’État arabes et étrangers, ainsi que des rois, des présidents et des hauts fonctionnaires.
Il était très à l’aise sur les complexités de la politique arabe et, comme son père, il croyait intuitivement aux idéaux de l’arabisme, devenant au fil du temps un défenseur puissant et efficace de ces idéaux, qui étaient au cœur de la politique de développement du Koweït. Abdullah Mubarak avait d’emblée compris l’importance de maintenir le lien avec la Grande-Bretagne pour faire contrepoids aux ambitions territoriales irakiennes au Koweït. En même temps, il était un patriote qui s’opposait à l’intervention britannique dans les affaires intérieures de son pays.
En juin 1961, le Koweït devient indépendant avec la fin du protectorat britannique et le cheikh Abdullah Al-Salim Al-Sabah devient émir du Koweït. Aux termes de la Constitution nouvellement rédigée, le Koweït organisa ses premières élections parlementaires en 1963, devenant ainsi le premier des États arabes du golfe Persique à établir une constitution et un parlement.
Au cours des quatre premières décennies du XXe siècle, la vie au Koweït était généralement traditionnelle et simple en matière d’économie, de politique et de culture. Le Koweït était relativement ouvert sur le monde extérieur en raison de sa position stratégique, sa tradition de pêche aux perles et ses liens commerciaux avec l’Inde.
La découverte du pétrole et l’exportation de la première cargaison en 1946 ont bouleversé cet équilibre traditionnel. Tous les aspects de la société ont commencé à subir des changements fondamentaux et rapides. Le Koweït a connu une période de prospérité grâce au pétrole et à son atmosphère libérale. En 1952, le pays est devenu le plus grand exportateur de pétrole de la région du golfe Persique. Cette croissance massive a attiré des milliers de personnes de différentes nationalités, ethnies et religions, à la recherche d’un emploi et d’une vie meilleure.
La culture koweïtienne et les modes de vie étaient désormais soumis à des influences extérieures. Dans le même temps, le gouvernement koweïtien reconnaissait l’importance de l’éducation et envoyait des missions des étudiants dans les universités d’Égypte et d’Irak.
Dans les années 1950, le changement imprégnait toute la société koweïtienne. De nouvelles routes et des bâtiments modernes sont construits. Des écoles ont été ouvertes et, pour la première fois, les filles koweïtiennes ont pu s’y s’inscrire. Les voitures, les appareils électriques et les équipements ménagers deviennent populaires parmi les familles koweïtiennes.
Les périodes de transition sont, par définition, des périodes difficiles. Ce constat est d’autant plus vrai dans le cas du Koweït, en raison du rythme et de l’ampleur des changements. Abdullah Mubarak occupait une position de premier plan au sein de l’élite dirigeante koweïtienne qui était chargée de gérer et de diriger ce processus de changement. Le Cheikh était un pionnier. Il acceptait de nouvelles idées et façons de faire. Par exemple, face à l’opposition il s’est prononcé en faveur de l’éducation des filles et a lancé le projet de création d’une université koweïtienne. Il a encouragé les jeunes à s’adonner aux sports modernes et a parrainé de nombreuses initiatives éducatives telles que les compétitions d’athlétisme scolaire.
La plupart des observateurs de l’histoire moderne du Koweït sont unanimes sur le rôle du Cheikh Abdullah Mubarak dans l’histoire Koweïtienne. Sa plus grande contribution a été de développer l’appareil gouvernemental en construisant les institutions qui ont forgé l’Etat moderne du Koweït. Le renforcement des institutions est le processus de création de structures gouvernementales et non gouvernementales, d’introduction de procédures et de codes de conduite dans une société. Il représente l’évolution d’une gouvernance désordonnée vers une gouvernance étayée par des lois et des procédures, ce qui est essentiel pour la modernisation et le changement économique et social d’un pays.
Abdullah Mubarak savait que le renforcement des institutions est au cœur du développement politique. Il comprenait le rôle des institutions dans un État moderne. Il avait également l’intuition que l’essence du progrès au Koweït serait la flexibilité dans la mise en œuvre du changement. Ne disposant ni d’un plan détaillé des réformes qu’il voulait introduire, ni de calendrier fixe, il considérait tout cela comme des décisions politiques pragmatiques. Néanmoins, son objectif était cohérent et il l’expliquait très clairement : le pouvoir et l’autorité resteraient les mêmes, avec l’émir au centre de la nation.
Cependant, le Koweït avait besoin d’un nouveau cadre de gouvernement pleinement capable de gérer un Etat moderne. Dans certains cas cela nécessiterait la création de nouveaux départements couvrant des sujets importants tels que la stratégie et la planification – essentiels dans un pays où les revenus pétroliers augmentaient en flèche. Dans d’autres cas, comme la défense nationale, il était plus judicieux de fusionner les ministères existants, en préservant le meilleur de leurs compétences, tout en veillant à ce que les forces armées dans leur ensemble soient plus prêtes au combat et mieux équipées.
Dès le départ, Abdullah Mubarak savait qu’un progrès fiable ne pourrait se développer qu’en réunissant un certain nombre d’acteurs. Le premier exemple était l’aviation civile dont il a été l’un des pionniers au Moyen-Orient. Il la considérait comme l’une des influences transformatrices du monde de l’après-guerre. Tout pays du Moyen-Orient qui n’avait pas de bonnes connexions avec l’Europe et les États-Unis, ainsi qu’avec tous les pays voisins, était à terme voué au déclin.
Dès que le Koweït eu sa propre compagnie aérienne nationale, fondée en 1954, des liaisons aériennes avec le monde entier, et ses propres avions de chasse militaires protégeant l’espace aérien de la nation, Abdullah Mubarak savait que le Koweït avait les attributs d’un État moderne. Bien qu’un petit pays comme le Koweït ne pouvait espérer vaincre de plus grands Etats, la possession d’une force de défense efficace aurait un effet dissuasif sur toute menace d’invasion.
Abdullah Mubarak eu la tâche plus facile avec ses autres réformes. Il est à l’origine de la construction du port d’Al-Ahmadi en 1951, qui s’est avéré si réussi qu’une expansion majeure a été ordonnée en 1957. Il crée le département du travail, des statistiques et de l’immigration et fait adopter une Chambre de commerce et d’industrie. Autant de départements qui existent toujours. En tant que chef du Conseil de l’éducation, il a supervisé le formidable développement de l’éducation pour préparer une nouvelle génération de Koweïtiens qualifiés capables de faire fonctionner la nouvelle économie. Il a également soutenu le rôle croissant des entreprises privées et était sensible aux aspirations des entrepreneurs Koweïtiens. Sa conviction était que tous ces changements ne profiteraient pas à sa génération mais aux jeunes Koweïtiens, les jeunes de 20 et 30 ans qui seraient, dans quelques années, les cadres et les fonctionnaires du nouveau Koweït.
Le cheikh Abdullah Mubarak a fondé la Force de défense du Koweït en 1948. En 1949, il a exprimé sa vision de la construction l’armée koweïtienne et énoncé ses objectifs dans les termes suivants :
« Nous, Arabes et Musulmans, avons un héritage et des traditions profondément enracinés. Nous avons également un passé plein de fierté et de gloire mais aussi des souhaits et des aspirations que nous nous efforçons de réaliser par tous les moyens possibles. Aujourd'hui, dans ce monde troublé, toutes les nations éprises de paix doivent s'efforcer au maximum d'adopter les mesures nécessaires pour défendre leur sol. Par devoir, et en accord avec l'émir, j'ai posé la première pierre de la construction d'une force, issue des fils de cette patrie bien-aimée, pour défendre son sol et glorifier son drapeau ».
Abdullah Mubarak pensait que la sécurité des nations indépendantes dépendait de leur potentiel et de leur volonté de se défendre eux-mêmes. En pratique, cela signifiait que le Koweït, avec ses vastes richesses pétrolières, ne pouvait pas se permettre de perdre le lien britannique jusqu’à ce qu’il soit capable de se protéger.
En 1954, l’émir nomme Abdullah Mubarak au poste de commandant de l’armée. La construction de l’armée koweïtienne, sa modernisation et son augmentation de ses effectifs, est entièrement due aux efforts du Cheik Abdullah Mubarak. D’environ 600 soldats après la Seconde Guerre mondiale, l’effectif est passé à plus de 2 000 soldats réguliers et à de nombreuses unités de soutien à la fin des années 1950. Son objectif était simple : « nous allons travailler dur pour équiper l’armée koweïtienne naissante avec des armes modernes ».
Bien qu’Abdullah Mubarak ait détenu tous les pouvoirs militaires, il ne les a jamais utilisé pour interférer dans la politique intérieure du pays. Aussi, lorsqu’il n’était pas d’accord avec l’Emir en 1960 sur un certain nombre de politiques, il démissionna et quitta le pays discrètement. Jusqu’à sa mort, il a observé la politique koweitienne, donné son avis lorsqu’il était sollicité et soutenu les causes koweitiennes et arabes au mieux. Sa seule préoccupation était de contribuer au développement, à l’indépendance et à la stabilité du Koweït tel qu’on le connait encore aujourd’hui.