En modelant Art, Homme, Nature, vie et condition humaine, Gibran Khalil Gibran a donné un sens inédit à la littérature et a porté sa philosophie sur les voies de la peinture. Avec sa plume et son pinceau, ce poète et artiste libanais du XXème siècle, a révélé les profondeurs et essences de l’Etre.
Ayant grandi proche des religions orientales et au sein d’une famille de confession maronite, Gibran développe, plus tard, un credo syncrétique totalement personnel et original, défini par beaucoup comme le « gibranisme ». L’Art pour Gibran n’a jamais été un exercice intellectuel mais plutôt un exercice spirituel : un moyen d’élever l’Homme à la connaissance du divin. Ainsi, son inspiration artistico-poétique devient une révélation, une épiphanie de Dieu : « l’Art est un pas de la Nature vers l’Infini », c’est un pont entre la matière et l’esprit.
Gibran Khalil Gibran a commencé sa vie comme peintre et a continué à peindre jusqu’à la fin de ses jours, laissant plus de 700 œuvres variées entre dessins et aquarelles. Après sa mort, Mary Haskell a conservé 84 peintures qu’elle a exposées dans un musée en Géorgie aux Etats-Unis.
« Je confie, après ma mort, tous mes dessins et peintures à Mary Haskell… mais si elle le souhaite, j’aimerais qu’elle envoie certaines de ces œuvres au Liban et dans ma ville ».
Pour Gibran, l’Art n’est pas une imitation de la Nature car cette dernière ne peut être copiée. L’ambition de l’imiter est vouée à l’échec. L’Art serait donc expression, exploration et mise en forme de l’expérience humaine. Gibran rejoint alors Balzac qui écrit dans Le chef-d’œuvre inconnu, que « la mission de l’Art n’est pas de copier la Nature mais de l’exprimer ». Ainsi, l’Art – comme forme particulière sous laquelle l’esprit se manifeste – permettrait d’extraire l’esprit de l’arbre et non de dessiner un tronc ou des branches qui copieraient un arbre.
La personnalité littéraire de Gibran a influencé ses peintures qui sont le miroir de sa pensée et ses opinions sur Dieu, les femmes, la condition humaine, les questions de révolution, de changement et de libertés.
« Je passe ma vie à écrire et à peindre et mon plaisir dans ces deux arts l’emporte sur tout autre plaisir ».
Ses écrits ont été composés avec délicatesse, comme s’il ouvrait une voie jamais parcourue. Il effaçait, corrigeait, annotait, réécrivait… En revanche, ses pinceaux et ses crayons de dessin esquissaient sur la toile et le papier sans hésitation, en mettant à nu son cœur. Dans un espace contenant l’éternité et l’instant, le présent et le passé, le concret et l’abstrait, Gibran a créé des dessins et des peintures dans lesquels l’Homme et le divin ne faisaient qu’une unité indivisible, harmonieuse et vitale.
Les œuvres de Gibran se situent à la frontière entre Orient et Occident, entre symbolisme et idéalisme. Son style est séduisant car il peint comme il écrit et écrit avec une imagination et vision comme s’il peignait.
L’artiste libanais considérait que la peinture était une situation artistique, involontaire, contrairement à l’écriture, qui ne peut s’exprimer qu’avec une volonté et une prise de conscience. La peinture et le dessin seraient alors un éveil du subconscient.
Le but de l’Art de Gibran est de dévoiler les mystères de la Nature afin de ramener l’Homme à Dieu. C’est la théorie développée par le Soufi du Wahdat Al-Wujud (l’unité de l’Etre et de l’Existence) selon laquelle Dieu est le seul être véritable, et tout le reste ne serait qu’une manifestation de la multiplicité de l’unité divine dans laquelle l’Homme participerait.
Le tableau Mother and Child est ainsi une représentation du principe Soufi du « Grand Soi ». La plus petite nature de l’Homme est soutenue par la plus grande, dont l’apparence est maternelle – car Gibran soutenait un idéal féminin divin. Le « Grand Moi », Dieu, est très proche – « plus proche de l’Homme que la veine jugulaire elle-même » (Cor. 50 :16) – mais bien qu’il Le désire, il ne Le voit pas, car le visage de cet être divin apparait devant lui couvert d’un voile bleu. C’est le Dieu qui se cache dans l’intimité de l’Homme, notre commune réalité originelle : « la beauté c’est la vie quand la vie dévoile son saint visage ». Pour Gibran, la recherche de la beauté signifie donc s’incliner vers Dieu parce qu’elle représente l’image divine dans le monde.
Dans ses peintures, Gibran représentait ses personnages et ses visages avec des traits distinctifs et uniques. Il peignait les visages tels qu’il les voyait – à partir de son inspiration artistique intérieure – sous des formes poétiques et magiques.
Ses peintures sont un enregistrement instantané créatif de ses sujets dans lequel tous les liens avec le temps sont totalement rompus. Il tire les sujets de ses peintures à l’huile et à l’aquarelle, de ses perceptions du monde et de l’Homme plutôt que de ses propres expériences. Il peint ainsi tous les corps complètement nus : une nudité symbolique. Gibran a peint le corps humain nu, un corps en quête de transcendance : ni une femme, ni un homme. L’Homme apparait sans identité sexuelle ; le peintre documente l’état de l’humanité avant et après le sexe, avant et après la limitation des humains par leur corps et la forme. Ces corps, entourés d’une nature profondément spirituelle, paraissent dans la majorité de ses tableaux, jeunes et vigoureux. En effet, Gibran a rarement représenté un corps âgé, ridé, meurtri ou blessé.
A quelques exceptions près, les œuvres de Gibran n’incluent pas de meubles ou d’autres signes extérieurs du monde créé par l’Homme, mais se déroulent toutes dans un espace neutre dépourvu de matérialité et de mondanité, apparaissant au spectateur comme une toile de fond de couleur graduelle et progressive dominée par une obscurité flegmatique.
Ce que Gibran montre ne se voit pas ; c’est plutôt une touche invisible comme celle du vent sur les vagues. L’une de ses œuvres est un tableau dans lequel la forme nue se déplace dans une direction circulaire autour d’un visage aux yeux clos, donnant au corps une force active, poussant sa vitalité vers le spectateur. Gibran appelle ce tableau La transcendance ou Sublimation.
Pour l’artiste libanais, la vie a été créée nue et le corps nu serait alors l’expression la plus vraie de la vie. Ainsi, en peignant une montagne sous la forme d’une multitude de formes humaines, une cascade sous la forme de corps qui tombent, ou autre chose sous la forme de corps nus, c’est parce qu’il voit une multitude d’êtres vivants dans la montagne et voit dans la cascade un courant de vie.
La roche, comme l’Homme, fait aussi partie de la création : « toi et la roche ne faites qu’un. Il n’y a de différence que dans les battements de cœur. Ton cœur bat un peu plus vite ». Dans l’œuvre intitulée La Roche, Gibran exprime la force et la solidité en peignant des corps nus regroupés pour délimiter les contours d’un poing fermé, symbolisant ainsi l’immortalité de l’existence, l’éternité de la roche et de l’esprit humain.
Les peintures à l’huile de Gibran puisent principalement dans la tradition symboliste. Les couleurs vives soulignent le caractère onirique du surnaturel et de la transcendance, tandis que les tons pastels recréent des atmosphères nébuleuses où la terre et le ciel jouent à se toucher sur un horizon vacillant.
Il y a le désir de créer une peinture non soumise à la réalité, dans laquelle chaque symbole a sa propre incarnation. Dans les œuvres de Gibran, il n’y a pas de lecture unique : l’œuvre peut susciter diverses analogies et est ouverte, comme l’exprime Umberto Eco, car son originalité ne réside pas dans sa technique et sa forme mais dans son fond et son contenu.