
Le café et le thé occupent une place particulière dans les cultures du Moyen-Orient et du Caucase, bien au-delà de leur simple fonction de boissons. Ces deux breuvages racontent une histoire millénaire, celle de routes commerciales anciennes, de rencontres entre peuples, d’échanges spirituels et culturels qui ont traversé des montagnes, des déserts et des mers.
Du port yéménite de Mokha, dont le nom est devenu synonyme du café dans le monde entier, aux salons de thé animés de Tabriz, en Iran, ces produits ont accompagné les grandes dynasties, les caravanes marchandes et les voyageurs. Ils ont façonné des modes de vie, des rituels sociaux et des espaces de sociabilité où se mêlent politique, culture et traditions.
Le Yémen, berceau du café
Le café trouve l’une de ses plus anciennes histoires au cœur du Yémen, notamment dans les régions montagneuses autour de Sanaa, où sa consommation s’est d’abord développée au XVe siècle. Ce breuvage noir, aux vertus stimulantes, est étroitement lié aux pratiques soufies. Considéré comme une boisson mystérieuse, il était parfois suspecté par les autorités religieuses, voire interdit dans certains contextes, en raison de ses liens avec des rassemblements jugés subversifs ou hérétiques. Pourtant, il est resté un vecteur puissant de spiritualité et de méditation, un compagnon des longues veilles et des discussions philosophiques.
Le port de Mokha est rapidement devenu la plaque tournante du commerce international du café. Ce port a imposé un monopole unique : seuls des grains de café torréfiés étaient exportés, empêchant ainsi la culture ailleurs et garantissant la suprématie yéménite dans ce marché naissant. Par cette stratégie, Mokha s’ inscrit dans les grands flux commerciaux entre l’Afrique, le Moyen-Orient et au-delà.
Le café yéménite s’est diffusé vers l’Égypte, la péninsule Arabique puis la Perse, empruntant des routes caravanières traversant Bassora et Bagdad. Très vite, les premiers établissements de cafés – les qahwa – sont apparus dans les villes du monde islamique, où la parole et le silence se mêlaient dans un rituel à la fois social et spirituel. Le qahwa, est le nom même d’origine du café en Arabe, mais c’est par sa traduction en turc kahve, qu’il est passé à l’italien caffè et de là au français café ou à l’anglais coffee.
Si le café a historiquement dominé les espaces arabes du Levant et du Golfe dès le XVe siècle, le thé n’y a trouvé sa place qu’à partir du XIXe siècle. Ce sont les routes coloniales britanniques, reliant l’Inde à la mer Rouge et au Golfe, qui ont peu à peu diffusé cette boisson plus douce et plus accessible.
L’essor du thé en Perse et dans le Caucase : d’une importation à une tradition nationale
Le thé, originaire des montagnes de Chine, a longtemps été une marchandise rare et précieuse dans les régions du Moyen-Orient et du Caucase. Importé à travers de vastes réseaux commerciaux reliant la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient, il était d’abord consommé comme une curiosité exotique, réservée aux élites. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la culture du thé a véritablement pris racine dans ces territoires, grâce à des efforts délibérés d’introduction et de domestication de la plante.
En Perse, le prince Mohammad Mirza Kashef al-Saltaneh joue un rôle clé dans cette transformation. Après avoir observé les plantations de thé en Inde, il rapporte avec lui des plants et des savoir-faire techniques qu’il applique dans la région de Lahijan, située sur les rives de la mer Caspienne. Cette initiative marque le début d’une industrie locale du thé, qui va rapidement s’étendre et s’enraciner dans la société iranienne.
Au-delà de son aspect économique, le thé devient un véritable marqueur culturel. La cérémonie du thé, avec ses samovars fumants et ses petits verres transparents, s’intègre profondément dans la vie quotidienne. Les maisons de thé – « chaikhana » en persan – se multiplient, offrant des espaces où se mêlent discussions politiques, débats littéraires et moments de détente. Le thé devient ainsi un symbole de la convivialité et de l’hospitalité persane, mais aussi un vecteur d’expression sociale.

Dans le Caucase, la diffusion du thé s’inscrit dans un contexte historique particulier, marqué par l’influence russe et soviétique. Dès la fin du XIXe siècle, l’Empire russe cherche à développer une production de thé sur son propre territoire afin de concurrencer les importations chinoises et britanniques. La région du Caucase, en particulier la Géorgie, l’Azerbaïdjan et certaines zones du Daghestan, offre des conditions climatiques favorables, notamment dans les zones subtropicales proches de la mer Noire.
Des plantations expérimentales sont initiées à partir des années 1880, souvent avec l’aide de techniciens chinois, puis élargies sous le régime soviétique qui voit dans la culture du thé un levier de développement agricole et d’autonomie stratégique. Dans les années 1920-1930, le pouvoir soviétique intensifie la production, organise des kolkhozes (fermes collectives) dédiés au thé, et encourage une consommation domestique standardisée. La ville de Chakvi, en Géorgie, devient un centre majeur de transformation du thé pour l’ensemble de l’Union soviétique.
Mais au-delà de l’économie, la culture du thé dans le Caucase s’accompagne d’une appropriation culturelle spécifique. Les maisons de thé deviennent des lieux de rassemblement populaires. On s’y retrouve pour discuter, jouer aux échecs ou au nardi, écouter de la musique, ou simplement faire communauté. Ces lieux, à mi-chemin entre café populaire et salon de réception, contribuent à façonner une sociabilité caucasienne propre, mêlant héritages iraniens, ottomans, russes et locaux.
Ce lien entre le thé et les identités locales est d’autant plus fort qu’il s’inscrit dans un contexte de redéfinition des cultures nationales au sein de l’Union soviétique. Tandis que Moscou encourage la mise en valeur des spécificités culturelles pour renforcer le sentiment d’appartenance à l’ensemble soviétique, le thé devient un marqueur de modernité tout en restant ancré dans des pratiques traditionnelles.
Deux boissons, deux mondes
Des hauts plateaux du Yémen aux forêts humides de la mer Caspienne, des souks levantins aux salons de Tabriz, le thé et le café racontent une autre histoire du Moyen-Orient et du Caucase – une histoire faite de goûts, de gestes, de mots échangés autour d’une boisson chaude. Ce ne sont pas seulement des produits d’importation ou des cultures agricoles ; ils sont devenus des langages sociaux, des repères identitaires, des passerelles entre mondes sédentaires et itinérants.
Bien qu’issus de circuits commerciaux souvent communs, le thé et le café ont cristallisé des imaginaires et des pratiques bien distincts dans les sociétés du Moyen-Orient et du Caucase. Plus qu’une simple affaire de goût, leur consommation reflète des clivages géographiques, sociaux, voire idéologiques, qui traversent les sociétés de la région. À travers leurs trajectoires respectives, ces deux boissons révèlent la diversité des rythmes culturels et la richesse des héritages locaux. Boire un thé dans une maison iranienne ou partager un café dans une tente bédouine, ce n’est pas seulement se désaltérer : c’est entrer dans une mémoire collective, faite de commerce, de résistance, d’hospitalité et de fierté.
Dans l’espace iranien et caucasien, le thé a su s’imposer comme la boisson de l’ancrage domestique. Servi dans des verres fins ou dans des bols rustiques, il accompagne les réunions familiales, les veillées, les moments de repos, dans une atmosphère où l’intimité prime sur l’effervescence. Le thé se boit lentement, par couches successives, souvent en silence ou dans la gravité de la discussion. Le samovar, objet central du foyer, symbolise cette stabilité : il chauffe en continu, comme le cœur de la maison.
Le café, en revanche, s’est développé dans d’autres sphères sociales et dans d’autres lieux tels que la péninsule Arabique, la Turquie ottomane et le Levant urbain. Il est la boisson du tumulte des villes, des carrefours intellectuels, des cafés publics où se discutent les affaires, la poésie ou la politique. Il appelle l’extérieur, la parole, le lien social rapide. L’amertume de l’arabica yéménite ou le parfum du café turc, concentré et intense, évoquent une culture du choc : celui des idées, des émotions, des rencontres. Cette richesse symbolique a été officiellement reconnue en 2024, lorsque le café arabe a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO, consacrant ainsi son rôle au-delà de la simple consommation.
Les deux boissons ont ainsi construit deux univers qui coexistent mais s’opposent parfois symboliquement. En Iran, par exemple, la prédominance du thé a progressivement marginalisé le café, perçu comme une boisson étrangère, ou du moins non endogène. À l’inverse, dans les pays arabes du Golfe, offrir du café reste un geste d’accueil sacré, un marqueur d’honneur. Dans certains contextes, ces préférences s’inscrivent même dans des logiques identitaires. Choisir le café ou le thé, c’est parfois se rattacher à un héritage culturel, à une histoire collective. Les tensions entre les cultures du Golfe et celles de l’Iran ou du Caucase trouvent aussi leur écho dans ces habitudes de consommation, sans que cela ne soit jamais dit explicitement. À travers une tasse, c’est parfois une mémoire entière qui s’exprime.
Aujourd’hui encore, dans un monde globalisé, le thé et le café gardent une charge symbolique forte. Leur redécouverte artisanale et patrimoniale, dans des régions souvent marginalisées, vient rappeler que les goûts aussi ont une histoire, et qu’à travers eux, on peut parfois mieux comprendre les peuples.