Remontant au temps de l’Empire romain et renforcés durant l’épisode des croisades, les échanges entre Européens et les populations du Caucase ont pris leur aspect contemporain formalisé au début du XXe siècle, durant la courte existence des premières républiques du Caucase (1918-1921).
Dès lors, l’établissement de contacts diplomatiques directs entre les dirigeants occidentaux et les anciens sujets de l’Empire russe a servi de base à la reconnaissance unanime, 70 ans plus tard, des Etats indépendants d’Arménie, de Géorgie et d’Azerbaïdjan suite à l’effondrement du bloc communiste en 1991.
Aujourd’hui, le principal cadre définissant les rapports entre l’Europe devenue Union Européenne et le Caucase reste le Partenariat Oriental, projet lancé au Sommet de Prague en mai 2009. Avec ses nombreuses initiatives parmi lesquelles se comptent des accords de libre-échange, des reformes pour faciliter le régime des visas, des projets d’investissement dans les domaines-clefs de l’économie régionale, le Partenariat Oriental jette les bases pour préparer l’éventuelle intégration européenne des six pays bénéficiaires du programme. En ce sens, des « accords d’association » ont été signés avec la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine en 2014, soulignant l’ambition résolument européenne de leurs peuples.
Cependant, l’activité du Partenariat Oriental dépasse le seul cadre réglementaire et commercial. Des projets visant à transformer l’environnement quotidien des citoyens au Caucase foisonnent, et sont pris en charge par le bras financier de l’UE – l’Instrument Européen de Voisinage jusqu’en 2020 et l’instrument couramment désigné comme « l’Europe dans le Monde » jusqu’en 2027.
Grâce aux budgets qui se comptent dans les dizaines de millions d’euros, ces fonds ont permis de soutenir des programmes d’utilité publique de grande ampleur, dont il conviendrait de souligner quelques-uns :
- En Arménie, la création d’un centre pour la technologie numérique baptisé «EU TUMO Convergence Center », un complexe aux perspectives régionales qui ouvrira ses portes au courant de l’année prochaine.
- En Géorgie, le financement de la mission d’observation de l’Union Européenne, dont le mandat met la priorité sur la résolution pacifique du conflit russo-géorgien.
- En Azerbaïdjan, le soutien aux efforts de transition énergétique afin de dépolluer les villes de Gandja et de Mingachevir, offrant un cadre de vie plus sain à leurs habitants.
Devant tant de perspectives prometteuses, la guerre de l’autre côté de la Mer Noire engagée par Moscou modifie quelque peu la dynamique de rapprochement entre l’UE et le Caucase. Tandis que la Géorgie, naguère tête de pont de l’intégration européenne dans la région, semble multiplier les faux pas à l’égard des représentants occidentaux, l’Azerbaïdjan de son côté est choyé par la signature d’un accord énergétique symboliquement important avec l’UE.
Alors qu’à Tbilissi court le bruit d’un possible complot occidental pour pressurer Bidzina Ivanishvili, puissant millionnaire géorgien et fondateur du parti au pouvoir « Rêve géorgien », à impliquer son pays dans la guerre en Ukraine, Bakou profite au même moment d’un traitement préférentiel, y compris dans le dossier du Haut-Karabagh.
Pourquoi une telle évolution, alors que le régime d’Aliev a encore des progrès considérables à faire en matière des droits de l’homme et de la démocratie ? En effet, les observateurs indépendants n’ont cessé de souligner l’apparente contradiction entre, d’un côté, l’historique du gouvernement quant au respect des libertés fondamentales, et de l’autre, l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, structure que le président tchèque et champion des droits de l’homme Vaclav Havel désignait comme le plus grand forum politique européen.
Un rapport devenu célèbre révèle l’ampleur des pots-de-vin versés par l’Azerbaïdjan afin de passer outre ses nombreuses violations des droits de l’homme et entériner son appartenance à ce « club des démocraties européennes ». Quintessence de la diplomatie du caviar, les observations du rapport soulignent la facilité avec laquelle il est parfois possible de subvertir les institutions démocratiques de l’Europe. Aucune amélioration visible n’est à signaler depuis 2008, par ailleurs : l’indice de démocratie pour le pays suit une pente descendante ininterrompue, le positionnant 141e sur un total de 167 pays évalués.
Dans un tel contexte, comment expliquer le rapprochement entre Bruxelles et Bakou ? Comment doit-on comprendre les hésitations géorgiennes, faut-il les considérer au spectre d’une influence impérieuse que Moscou exercerait à travers ses agents ? De même, dans quelle suite logique inscrire le revirement brusque de la diplomatie arménienne vers le dialogue avec ses voisins turcophones ?
La réponse très simple repose sur l’observation suivante : dans un contexte international très explosif, l’approche pragmatique doit l’emporter sur l’attachement obsessif à des principes supposément sacrés. La recherche de stabilité dans un monde emporté par la violence et le désordre semble à juste titre une priorité à poursuivre, tant en Europe qu’au Caucase.
Cela suppose davantage de précaution, mais également l’engagement dans des formats de discussion qui, dans un environnement plus paisible, auraient pu apparaitre comme moralement inacceptables. En revoyant ses priorités, chaque Etat doit aujourd’hui s’en tenir à l’objectif d’auto-préservation et non à des principes aveugles dont la pertinence s’adapte mal à une situation de conflictualité accrue.
Une telle vision des choses explique la réticence géorgienne de s’opposer frontalement à la Russie, qui malgré son isolement possède des capacités militaires considérables tout autour de Tbilissi – la flotte de la Mer Noire, les séparatistes armées de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la 102e base militaire a Gyumri (2e ville d’Arménie, à 70km de la frontière géorgienne). Autant d’éléments pour dissuader la Géorgie à prendre des mesures plus radicales à l’égard de Moscou.
C’est ce qui permet également d’éclaircir l’ouverture sans précèdent d’Erevan à l’égard de ses voisins, la Turquie et l’Azerbaïdjan, avec lesquels il avait rompu tous les liens diplomatiques depuis la 1re guerre du Haut-Karabagh entre 1991 et 1994. Le voyage du ministre des affaires étrangères arménien à Antalya pour participer à un forum diplomatique début mars, les efforts en direction d’une normalisation sans préconditions, l’engagement de retirer les troupes régulières du territoire de Karabagh avant fin août – autant d’indices que la diplomatie arménienne s’adapte enfin aux réalités y compris géographiques, en contraste avec les années précédentes caractérisées par le refus pur et simple de dialoguer sans l’intermédiaire russe.
Enfin, cette prise de conscience explique de la part de l’Europe la recherche d’autres fournisseurs d’hydrocarbures, pas forcément moins autoritaires que Moscou – l’Algérie, le Venezuela, l’Azerbaïdjan, et éventuellement l’Iran sont autant d’alternatives pour retourner la dépendance énergétique vis-à-vis de Gazprom.
En définitive, en s’inscrivant dans la pensée du « diplomate du siècle » Henry Kissinger, entre un Etat autoritaire qui accepte l’ordre international et une démocratie qui la remet en question, le souci de stabilité veut que l’on préfère le premier au second. Car comme le note son biographe l’ex-ambassadeur Gérard Araud, « l’instabilité et le désordre conduisent à des maux bien supérieurs a ceux de l’oppression politique ».
Or, avec l’Europe, nous avons une puissance mondiale qui non seulement a intérêt à ce que le Caucase soit un espace pacifique et prospère, mais qui reste profondément attachée à ses valeurs démocratiques. Ce malgré les occasionnelles sacrifices, critiquables mais souvent nécessaires pour survivre dans un monde en proie au désordre et prisonnier de rapports de force bien tangibles.
Le Caucase a tout à gagner en travaillant avec l’Europe. Réussir à collaborer étroitement avec l’UE tout en restant discret et prudent à l’égard de Moscou : voici la tâche habile à relever pour les années à venir pour les trois gouvernements transcaucasiens.