Guerre en Ukraine : nouvelles perspectives au Caucase et en Asie Centrale

Rencontre des chefs d’Etat de la CEI à Saint-Pétersbourg, décembre 2021. Depuis, l’ex-président du Turkménistan a passé le relais du pouvoir à son fils Serdar Berdimuhamedow. Source : Akorda

Presque six mois d’invasion russe en Ukraine, où la deuxième armée du monde semble s’être enlisée dans une offensive qui n’avance plus. L’évènement géopolitique de l’année a suscité dans un premier temps une vague de réactions diverses dans les capitales du monde, allant de l’incompréhension silencieuse à la condamnation vociférante. En particulier, les pays de l’espace post-soviétique ont chacun affiché des couleurs radicalement opposées, les uns comme la Biélorussie soutenant publiquement l’agression russe, les autres comme les pays baltes s’y opposant fortement, tandis que les huit Etats du Caucase et de l’Asie Centrale se sont montrés plus nuancés, partagés entre intérêt national d’un côté et influence prépondérante de Moscou de l’autre.

Or, l’entrée dans la phase longue de la guerre en Ukraine marque un changement de paradigme pour ces deux espaces que sont le Caucase et l’Asie Centrale, considérés jusqu’alors comme la chasse gardée du Kremlin.

Car au temps de la surprise succède le temps de la réflexion dans les cabinets concernés, avant tout autour de la légitimité de la Russie comme garante de la paix dans son « étranger proche ». La question qui se posait frontalement jusqu’alors était la suivante : est-ce que Moscou partage la même notion de souveraineté nationale que le reste de la communauté internationale ? Avec la reconnaissance des Républiques séparatistes du Donbass et l’invasion du territoire ukrainien, Vladimir Poutine a signifié le contraire, amenant les autres Etats post-soviétiques qui fêtaient l’année dernière le trentenaire de leur indépendance à réexaminer la direction à prendre dans leurs relations mutuelles et celles avec le reste du monde.

En particulier, les pays du Caucase et de l’Asie Centrale se confrontent à l’heure actuelle à la nécessité de redéfinir leur agenda géopolitique de moyen et long terme, afin d’éviter trois scénarios. L’isolement du reste du monde aux côtés de la Russie ; la perte de facto de leur souveraineté étatique à l’instar de la Biélorussie ; la confrontation avec Moscou, puissance qui est loin de disparaître des affaires régionales.

Le foisonnement des organisations internationales où le Kremlin joue un rôle de premier plan empêche par ailleurs ce dernier scénario. Dans le domaine de l’économie, l’Union économique eurasiatique (UEE) et l’Organisation de coopération de Shanghai mettent en place des projets ambitieux pour le développement, tandis qu’en matière de défense, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) prend peu à peu une allure anti-OTAN sous l’impulsion russe.

Or, les évolutions récentes dans l’approche diplomatique et la posture adoptée par les anciennes Républiques soviétiques du Caucase et de l’Asie Centrale rendent compte d’un basculement inédit dans le sens de la recherche de nouveaux partenaires, du dialogue constructif avec les Etats voisins, d’un effort remarquable pour trouver des terrains d’entente grâce aux compromis.

La participation du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan et du Kirghizstan à une rencontre interétatique organisée à Tcholpon-Ata, ville balnéaire au nord du lac kirghiz Issyk-Koul, bien qu’elle n’ait encore abouti à la signature tant attendue d’un traité d’amitié, marque un geste fort pour l’intégration régionale et témoigne de la volonté des chefs d’Etat centrasiatiques à s’entendre sans passer par le médiateur russe.

Une tendance similaire est observable depuis quelques mois au Caucase, où Erevan et Bakou ont engagé un nouveau format de discussions, passant par le président du Conseil Européen Charles Michel pour les négociations trilatérales et établissant des lignes de contact directes entre les Ministères des Affaires Etrangères. La rencontre des ministres des trois Républiques indépendantes du Caucase à Tbilissi le 16 juillet marque un pas rarement franchi depuis l’effondrement de l’URSS vers la normalisation des liens régionaux.

Ces rencontres de très haut niveau, médiatisées et mises en avant, sont accompagnées par de nombreuses initiatives concrètes visant à ancrer de manière tangible les ambitions d’intégration régionale dans la vie quotidienne.

En particulier, un évènement organisé à Strasbourg entre le 6 et 10 juin par l’Office franco-allemand pour la Jeunesse a rassemblé des jeunes venus de France, d’Allemagne, d’Arménie et d’Azerbaïdjan pour participer ensemble à l’élaboration de nouvelles pistes de coopération entre les deux pays du Caucase du Sud sortant tout juste du traumatisme de la guerre récente au Karabagh. C’était l’occasion pour la jeunesse de se doter d’une approche nouvelle, inspirée de la réconciliation franco-allemande et s’inscrivant dans le cadre du Partenariat Oriental.

La société civile est pleinement intégrée dans ce processus délicat – le projet du chemin de randonnée transcaucasien passant par les trois Républiques est porté aujourd’hui par une ONG qui, bénéficiant du soutien de USAID et de l’Union Européenne, finalise le balisage de centaines de kilomètres de chemin, créant des opportunités touristiques dépassant les seules frontières nationales.

Néanmoins, les initiatives d’élargissement diplomatique et de régularisation ne doivent pas aller dans le sens d’une rupture frontalière avec la Russie. Aucun pays membre ne remet actuellement en cause l’OTSC ou l’UEE, ils continuent à accueillir les entreprises russes fuyant les sanctions occidentales, qu’ils n’ont pour leur part pas appliquées, en particulier et de manière étonnante la Géorgie de Salomé Zourabishvili. C’est plutôt une politique de petits pas que semblent mener les dirigeants, attentifs à ne pas rendre tonitruantes leurs déclarations en faveur d’une nouvelle configuration de l’ordre régional.

En résumé, l’isolement continu de la Russie contraint les pays du Caucase et de l’Asie Centrale dans la mesure où leurs intérêts commencent à ne plus coïncider avec ceux de Moscou – les mesures restrictives de l’UEE n’ont fait qu’aggraver l’inflation galopante des denrées au Kazakhstan, le sucre connaissant une hausse de presque 75% par rapport à l’année dernière. Tout en le reprochant la semaine dernière à ses ministres, le président Tokaïev devrait bien avoir à l’esprit la responsabilité de l’agression russe dans la crise alimentaire qui frappe de plein fouet l’Asie Centrale.

Par ailleurs, les revendications territoriales au Caucase sont rarement exemptes d’intrusions du côté russe, qui les exploite à son profit, notamment pour asseoir sa présence militaire dans une région ayant jadis appartenu à l’empire de Moscou.

Ainsi, sans forcément vouloir rejeter la coopération avec la Russie qui reste un partenaire de premier plan, les dirigeants centrasiatiques et caucasiens devront dans les mois à venir poursuivre leurs efforts en direction de la pacification régionale et de la diversification des canaux diplomatiques, en s’appuyant sur trois principes.

  • La reconnaissance d’intérêts mutuels communs, en particulier autour de la notion de souveraineté nationale. La question d’Etat unitaire avec la Biélorussie s’est récemment élargie à la République d’Arménie, au grand dam d’Erevan.
  • La recherche d’une meilleure insertion dans les circuits internationaux, à travers les nouvelles routes de la soie pour l’Asie Centrale, l’intégration européenne pour la Géorgie, la coopération énergétique pour l’Azerbaïdjan qui vient récemment de signer un accord avec la Commission Européenne.
  • Le soutien d’initiatives de plus petite échelle, notamment celles de la société civile. L’édification de nouveaux ponts entre nations nécessite de faire intervenir l’ensemble des forces disponibles dans la société, en premier abord la jeunesse qui devra apprendre à embrasser une diplomatie radicalement différente de celle en place depuis l’effondrement de l’Union soviétique.