Le Hedjaz ferroviaire : itinéraire d’un train disparu

Carte postale représentant la Gare du Hedjaz, à Damas.

Dans les étendues désertiques de la Jordanie, les carcasses rouillées de vieilles locomotives sommeillent au pied de gares fantomatiques. Par endroits, les rails s’enfoncent sous le sable, comme si le désert avait entrepris d’effacer ce qui fut l’un des projets les plus ambitieux de l’Empire ottoman finissant. Le chemin de fer du Hedjaz, inauguré en 1908, devait relier Damas à Médine, et à terme La Mecque. Il avait pour objectif de faciliter le pèlerinage tout en consolidant l’autorité du sultan sur ses provinces arabes.

Mais plus qu’un simple ouvrage d’infrastructure, le Hedjaz ferroviaire fut un condensé de tensions politiques, d’aspirations impériales et de rêves modernisateurs. Pensé comme un instrument de centralisation, financé par la ferveur religieuse du monde musulman, saboté par les révoltés arabes et abandonné après la chute des Ottomans, cette ligne a connu une trajectoire aussi fulgurante qu’inachevée.

Un siècle plus tard, ses vestiges demeurent. Dispersés entre la Syrie, la Jordanie et l’Arabie saoudite, ils nourrissent des récits nationaux contrastés : patrimoine oublié, trace d’un passé impérial ou objet de récupération politique. Raconter l’histoire du chemin de fer du Hedjaz, c’est retracer le destin d’un projet où se croisent foi, technique, pouvoir et mémoire.

Un outil de centralisation ottomane

Lorsque le projet du chemin de fer du Hedjaz est officiellement lancé en 1900 par le sultan Abdülhamid II, il s’inscrit dans une stratégie de recentralisation du pouvoir impérial à un moment où l’Empire ottoman vacille sous la pression des nationalismes, des ingérences européennes et des tensions internes. Le rail devient alors un outil de gouvernance autant qu’un symbole de souveraineté. En prolongeant le réseau ferré ottoman de Damas à Médine, le sultan entendait relier symboliquement la capitale politique de l’Empire aux lieux saints de l’Islam.

Ce projet ferroviaire permettait d’assurer un contrôle plus direct sur les provinces arabes, notamment celles du Hedjaz et du sud syrien, en y projetant la présence de l’État ottoman. Le rail réduisait drastiquement les temps de déplacement des fonctionnaires, facilitait l’acheminement des soldats et permettait une plus grande surveillance des notables locaux. Le train n’était pas seulement un moyen de transport : il matérialisait une autorité étatique moderne, capable de quadriller un espace jusque-là dominé par des logiques tribales ou religieuses plus autonomes.

Derrière cette volonté centralisatrice se dessinait aussi un enjeu de légitimité. En misant sur une infrastructure visible et durable, l’Empire cherchait à affirmer sa capacité à se moderniser sans renier son identité musulmane. Ce double discours, à la fois technocratique et religieux, servait à renforcer l’image du sultan comme protecteur des lieux saints et dirigeant éclairé d’un empire encore capable d’innovation. Le Hedjaz ferroviaire était ainsi le prolongement de la politique hamidienne de panislamisme autoritaire : un outil de cohésion, mais aussi un vecteur de contrôle.

Carte représentant le tracé de la ligne du Hedjaz, de Damas à Médine.

Une entreprise religieuse

Derrière la façade politique du chemin de fer du Hedjaz se déployait un projet profondément ancré dans la symbolique religieuse. Le tracé, reliant Damas à Médine – et pensé pour atteindre un jour La Mecque – visait à transformer le voyage du pèlerin en une expérience plus accessible, plus sûre et plus rapide. Dans un empire où le sultan Abdülhamid II revendiquait son rôle de calife des musulmans, cette dimension sacrée du rail n’était pas un simple adjuvant : elle en constituait le cœur idéologique.

Le pèlerinage, pilier de l’islam, était jusqu’alors un périple long et périlleux, soumis aux attaques de tribus, aux maladies et aux conditions climatiques extrêmes. En promettant de sécuriser cette route vers les lieux saints, le Hedjaz ferroviaire s’imposait comme une réponse concrète aux attentes spirituelles des fidèles. Loin d’être une simple transposition technique venue d’Occident, le train prenait ici une dimension spirituelle, sanctuarisée par sa destination sacrée.

Cette orientation religieuse se reflétait aussi dans son financement. Loin d’être exclusivement porté par l’administration ottomane, le projet mobilisa une souscription panislamique à l’échelle de l’umma. Des dons affluèrent d’Égypte, d’Inde, d’Asie centrale et d’Afrique du Nord. La presse ottomane relayait ces contributions comme autant de preuves de l’attachement des musulmans à la cause impériale. Le chemin de fer apparaissait ainsi comme un bien collectif de la communauté croyante, et non une initiative strictement étatique.

Le Hedjaz ferroviaire, en tant que projet religieux, offrait donc au pouvoir ottoman une double opportunité : affirmer sa centralité spirituelle face aux ambitions européennes dans le monde musulman, et souder ses populations arabes autour d’un horizon partagé. 

Une prouesse technique 

Si le projet du chemin de fer du Hedjaz impressionne par ses ambitions politiques et religieuses, il n’en reste pas moins un tour de force technique réalisé dans des conditions particulièrement dures. Le tracé traverse des régions désertiques, montagneuses et quasiment inhabitées, dépourvues d’eau et exposées à des températures extrêmes. Construire une ligne ferroviaire sur plus de 1300 kilomètres entre Damas et Médine dans un tel environnement représentait un défi logistique inédit pour l’Empire ottoman.

Les ingénieurs, pour la plupart allemands et ottomans, durent faire preuve d’ingéniosité pour adapter les méthodes européennes aux contraintes du désert. Il fallait acheminer le matériel, poser les rails, bâtir les ponts et installer des gares dans des zones sans ressources locales. L’eau, indispensable au fonctionnement des locomotives à vapeur, devait souvent être transportée par train ou extraite à grands frais de puits profonds. Le rythme soutenu des travaux, qui atteignit parfois plus d’un kilomètre de voie posé par jour, reflète l’ampleur des moyens mobilisés.

Le personnel engagé sur le chantier était tout aussi divers que le projet lui-même. Aux côtés des ingénieurs spécialisés, on trouvait des soldats, des ouvriers recrutés dans l’empire, et parfois même des condamnés. Dans certaines zones, des accords furent passés avec des tribus locales pour garantir la sécurité du chantier, mais ces alliances restaient précaires et parfois sujettes à rupture.

En dépit de ces difficultés, le projet progresse rapidement. En 1908, soit huit ans après son lancement, le train atteint Médine. Cette performance technique, peu documentée dans les récits occidentaux, témoigne de la capacité ottomane à coordonner un chantier d’envergure, loin de l’image d’un empire uniquement déclinant. Le Hedjaz ferroviaire fut ainsi une prouesse autant qu’un pari, l’un des rares exemples d’une modernité pensée depuis Istanbul et non imposée de l’extérieur.

Train du Hedjaz, passant par le pont Maan, en actuelle Jordanie.
Train du Hedjaz, passant par le pont Ma’an, en actuelle Jordanie.

Un projet contesté

Le chemin de fer du Hedjaz, loin de faire l’unanimité, suscita rapidement des oppositions sur son passage. Pour certaines tribus bédouines dont l’économie reposait largement sur le commerce caravanier, cette nouvelle voie ferrée représentait une menace directe. En réduisant le trafic traditionnel des caravanes, le train bouleversait un mode de vie ancestral et privait ces communautés d’une source essentielle de revenus.

Ces résistances prirent la forme de sabotages répétés, de destructions partielles des rails et d’attaques contre le personnel travaillant sur la ligne. Les autorités ottomanes durent déployer des forces militaires pour protéger les chantiers et maintenir l’ordre, illustrant par ailleurs la fragilité du contrôle de l’empire dans ces régions. Le chemin de fer, en voulant imposer une modernité centralisée, rencontrait ainsi une résistance ancrée dans les réalités locales.

Par ailleurs, certains acteurs politiques régionaux voyaient dans cette infrastructure un instrument de domination étrangère. Le rail incarnait pour eux l’extension d’un pouvoir ottoman jugé parfois distant, voire oppressif. Cette perception contribuait à nourrir un climat de méfiance, et parfois d’hostilité, envers le projet.

Le chemin de fer du Hedjaz n’était ainsi pas seulement une réalisation technique ou un symbole religieux. Il fut aussi un objet de conflits, reflétant les rapports complexes entre le centre impérial et ses périphéries, entre modernité et tradition, entre intégration et résistance.

Transport de matériaux de construction pour la pose des voies.

Guerre et sabotage

Avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le chemin de fer du Hedjaz devient un enjeu militaire de première importance. L’Empire ottoman, allié aux puissances centrales, se retrouve confronté à des soulèvements internes, notamment dans ses provinces arabes. La ligne ferroviaire, qui assurait la liaison entre Damas et Médine, était alors essentielle pour le transport des troupes, des armes et des vivres. Elle représentait un axe vital pour la survie du contrôle ottoman sur la péninsule Arabique.

C’est précisément ce qui fit du chemin de fer une cible stratégique pour les insurgés arabes, soutenus par la Grande-Bretagne. Sous l’impulsion du chérif Hussein de La Mecque, la révolte arabe de 1916 adopte rapidement une tactique de guérilla visant à harceler et désorganiser les lignes logistiques ottomanes. Le chemin de fer, isolé dans des étendues désertiques, était particulièrement vulnérable aux attaques éclair.

La figure la plus célèbre de ces opérations reste celle de Thomas Edward Lawrence, officier britannique chargé de soutenir la révolte. Dans ses récits comme dans les représentations cinématographiques postérieures, Lawrence est montré orchestrant le dynamitage de ponts, la destruction de rails et l’interruption des convois. Ces actions, bien que souvent exagérées dans leur portée, contribuèrent à affaiblir progressivement l’usage militaire du train.

Ces sabotages constants empêchèrent le bon fonctionnement de la ligne, ralentirent les communications et contribuèrent à isoler les garnisons ottomanes stationnées dans le sud du Hedjaz. Le train, autrefois vecteur de puissance et de contrôle, se transforma en un symbole de vulnérabilité, soumis aux aléas de la guerre asymétrique.

En devenant un champ de bataille mouvant, la voie ferrée du Hedjaz perdit peu à peu sa vocation initiale. Elle n’était plus un trait d’union entre les peuples musulmans ou un outil de modernisation, mais l’illustration brute d’un empire sur la défensive, incapable de protéger ce qui avait été l’un de ses projets les plus ambitieux.

Train du Hedjaz dans l’ancienne gare de Al-‘Ula en Arabie Saoudite.

Abandon et disparition

À l’issue de la Première Guerre mondiale, le chemin de fer du Hedjaz se retrouve orphelin d’un empire défunt. La chute de l’Empire ottoman en 1920 et le démantèlement de ses territoires arabes sous mandat britannique et français scellent le sort de la ligne. Fragmentée par les nouvelles frontières, privée de gestion unifiée, la voie ferrée cesse peu à peu d’être fonctionnelle dans son ensemble.

Loin d’être restaurée, la ligne est en grande partie laissée à l’abandon. En Arabie, la monarchie saoudienne naissante, peu désireuse de réactiver une infrastructure à la forte charge ottomane, ne manifeste guère d’intérêt pour la faire revivre. En Syrie et en Jordanie, des portions sont brièvement utilisées ou entretenues, mais l’instabilité régionale, les guerres successives et l’absence d’un projet commun condamnent la ligne à un lent effacement.

Ce déclin progressif s’accompagne d’une disparition symbolique. Le train du Hedjaz, autrefois porteur d’un idéal impérial et religieux, devient un vestige silencieux. Les gares tombent en ruine, les rails s’enfoncent dans le sable et les locomotives s’oxydent à l’ombre de hangars désertés. Le rêve d’un Islam connecté par le rail se dissout dans le morcellement politique du Proche-Orient.

Cependant, cette disparition matérielle n’a pas effacé la mémoire du projet. Elle a plutôt contribué à en mythifier les contours, à transformer l’infrastructure délaissée en réceptacle de récits contradictoires. Oubliée comme outil de pouvoir, la ligne du Hedjaz survit comme trace d’un passé possible, écho lointain d’une ambition qui n’a jamais trouvé son prolongement contemporain.

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