Résurgence du terrorisme en Asie Centrale ?

Bukhara, Ouzbékistan

Héritage du soufisme et effondrement de l’URSS

Définitivement intégré dans le monde islamique dès le milieu du huitième siècle, l’Asie Centrale est au centre du deuxième moment d’épanouissement artistique et culturel que connait l’Islam après la chute de l’empire mongol fondé par Gengis Khan. En témoignent les joyaux incontestables du patrimoine mondial que sont les complexes architecturaux de Kokand et de Boukhara, autrefois centres de formation au service de l’élite islamique.

Tout en suivant l’école hanafite du sunnisme, à laquelle appartient aujourd’hui la moitié de la communauté musulmane du monde, les populations de l’Asie Centrale ont développé au cours du temps des pratiques spécifiques, dont une forme de mysticisme islamique enseigné notamment par Najm al-Dîn Kubrâ au douzième siècle. Ce type de soufisme local avait largement persisté à travers les époques au milieu des peuplades nomades, malgré l’invasion mongole et l’arrivée des armées tsaristes au 19e siècle.

Ce n’est qu’au moment de la soviétisation de la Transoxiane et de l’ethnogenèse planifié des différentes tribus centrasiatiques en nations distinctes que l’influence de l’Islam, imprégnée de la spiritualité soufiste, connait un déclin considérable. L’assaut culturel lancé par les bolchéviques au pouvoir à Moscou visait en premier lieu les institutions religieuses, dont l’autorité était incompatible avec la doctrine marxiste-léniniste.

Affiche sovietique incitant les jeunes femmes à quitter l’Islam au profit du parti bolchévique

Dès lors, au cours du XXe siècle et jusqu’à l’effondrement de l’URSS, de nombreux madrasas ou écoles d’enseignement religieux fermèrent leurs portes, l’effectif des étudiants en théologie musulmane diminua drastiquement, des institutions socialistes vinrent remplacer le cadre précédent fondé sur la foi religieuse.

Cette déconstruction délibérée d’une identité pluricentenaire s’avérerait problématique une fois que l’URSS cesserait d’exister. En effet, le vide politique et religieux créé par la disparition des structures soviétiques n’a pas été aussi vite comblé qu’au Caucase, où des instances religieuses comme l’Eglise apostolique arménienne jouissaient d’une identité millénaire quasi-inébranlable, offrant un fondement solide pour une renaissance nationale tant attendue.

En Asie Centrale, au contraire, le retour du paradigme religieux dans la sphère publique a créé l’opportunité à d’autres tendances venues de l’étranger de s’implanter au détriment du soufisme traditionnel, dont en premier lieu le salafisme djihadiste et le fondamentalisme sunnite importés du Moyen-Orient. Ailleurs, le réveil de l’élément religieux a créé des tensions internes au sein des Etats post-soviétiques – la manifestation la plus sanglante en fut la guerre civile tadjike entre 1992 et 1997, qui a vu des islamistes issus du Gorno-Badakhchan près de la frontière afghane s’opposer aux forces gouvernementales soutenues par la Communauté des Etats indépendants.

Le cas tadjik mérite d’être étudié pour comprendre l’impact géopolitique des groupes islamistes armés dans la région. Le nom évocateur du principal parti de l’opposition fondamentaliste, le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan, aux airs très nationalistes, ne devrait pas dissimuler l’affiliation politique du groupe aux Frères Musulmans, organisation sunnite transnationale fondée en Egypte en 1928, ayant comme but l’islamisation des régimes politiques du monde musulman. Le soutien apporté à l’Opposition Tadjike Unie, adversaire de l’Etat de Tadjikistan, illustre davantage l’implication de diverses factions islamistes dans la lutte pour le pouvoir dans le pays, au détriment de la souveraineté étatique.

Par ailleurs, la situation socio-économique désastreuse au sortir de l’Union soviétique a préparé le terrain fertile ayant permis l’implantation, après 1991, de groupuscules à vocation politico-religieuse, animés et financés de l’extérieur, dont l’activité a été le précurseur du terrorisme en Asie Centrale.

Préparation du terrain idéologique

En particulier, le travail préparatoire en doit beaucoup à une organisation islamique relativement obscure mais très influente, le Hizb ut-Tahrir (HT). Basée aujourd’hui à Beirut, cette organisation créée en 1953 est dotée d’un réseau global dense, comptant jusqu’à un million d’adhérents et présent de manière informelle dans tous les pays pratiquant l’Islam sunnite. Son objectif revendiqué est l’établissement d’un Etat califal unique en accord avec les thèses du panislamisme, la mise en place de la loi islamique à travers le Dar al-Islam, l’extermination de l’Etat d’Israël et, à terme, la conquête des puissances occidentales à l’instar de la France et des Etats-Unis.

Porte-parole de l’organisation islamiste Hizb ut-Tahrir

L’extension des activités du groupe en Asie Centrale, à l’initiative de son dirigeant Abd al-Qadim Zallum, a constitué la première étape du processus de radicalisation. En effet, celle-ci commence toujours par un travail idéologique, effectué dans le cas du HT au sein de cellules réduites de 5 personnes, où la discipline est le maître-mot pour l’inculcation minutieuse et quotidienne de la doctrine panislamiste.

Le contenu des enseignements est transmis par le chef de l’organisation, appelé amîr, aux comités nationaux qui a leur tour le transmettent aux responsables provinciaux, les mu’tamad. Ceci souligne le caractère à la fois unilatéral et global de la stratégie de Hizb ut-Tahrir, avec peu ou pas de considération pour les particularités locales de la religion. Bien que rejetant le terrorisme comme moyen d’atteindre les objectifs listés dans sa constitution, HT envisage sur la durée l’affrontement militaire avec l’Occident et prône ouvertement la discrimination religieuse, l’antisémitisme, et le djihadisme, à condition cependant qu’il émane de l’autorité califale.

En résumé, sans s’impliquer dans l’exécution d’attentats terroristes, HT participe activement à créer un vivier idéologique favorable à des mouvements plus radicaux à l’instar du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), qui était derrière les attentats de Tachkent de 1999 et de 2004. Dans les deux épisodes, des investigations ont relevé un lien avec Hizb ut-Tahrir qui a préparé le terrain idéologique de la violence et le MOI qui en a fourni les acteurs. Ce dernier groupe, en s’appuyant sur le salafisme djihadiste, poursuit aujourd’hui l’établissement d’un califat centrasiatique similaire à Daech au Moyen-Orient.

Le risque d’incidence terroriste est la raison derrière l’interdiction de HT dans la plupart des pays de l’Asie Centrale, particulièrement au Kirghizstan, où les membres de l’organisation avaient réussi aux années 2000 à infiltrer le Parlement et soutenir leur candidat, Tursunbai Bakir Uulu, aux élections présidentielles de juillet 2003. L’activité du groupe continue néanmoins jusqu’à ce jour, en témoigne l’arrestation d’une douzaine de ses membres en mai dans la ville kirghize de Kerben, qui est située aux alentours de la fameuse vallée de Ferghana, centre d’implantation historique des mouvements terroristes en Asie Centrale.

Daech et l’Etat islamique au Khorassan

Une fois le terrain idéologique scrupuleusement préparé, le basculement vers l’action ne s’est pas fait attendre en Asie Centrale. Guerre civile au Tadjikistan, attentats dirigés contre le président ouzbek Islam Karimov, et plus récemment l’émergence de l’Etat islamique dans la région sont autant de fléaux que les Etats tentent d’éliminer, en contribuant par exemple à « la guerre contre le terrorisme » lancée par les Etats-Unis. En particulier, Daech a eu un impact très profond dans les sociétés centrasiatiques, en deux temps distincts.

Tout d’abord, l’émergence du califat terroriste au Levant eut un retentissement sans précédent dans la région. Selon l’institut ICSR basé à King’s College de Londres et spécialisé dans les questions de radicalisation, environ 6000 personnes originaires de l’Asie Centrale auraient rejoint Daech parmi les combattants étrangers, dont 2500 Ouzbeks et 1500 Tadjiks. Si les gouvernements centrasiatiques ont décidé de laisser siphonner la menace terroriste en direction du Levant, en n’obstruant pas le passage des djihadistes, ils font désormais face au retour des anciens combattants et à la résurgence de l’organisation à proximité de ses frontières.

Il s’agit alors du deuxième temps : l’installation de Daech dans le voisinage immédiat, l’Afghanistan et le Pakistan. L’Etat islamique au Khorassan (EI-K) concentre en effet ses activités dans les provinces afghanes du sud, notamment le Badakhchan, provinces ayant une frontière commune avec le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Ce groupement, responsable de l’attentat le plus meurtrier de 2021 – celui de l’aéroport de Kaboul ayant fait 170 morts, menace également les territoires contrôlés par Tachkent et Douchanbé.

En Ouzbékistan, le mois de juillet 2022 a vu la ville frontalière de Termez attaquée par missiles, agression revendiquée par EI-K. De manière encore plus inquiétante, la longue frontière du Tadjikistan est menacée constamment depuis mai, suite à des combats entre les djihadistes issus du territoire afghan et les gardes-frontières du Tadjikistan. La mise en place d’un nouveau réseau de propagande, baptisé Al-Azaim Tajiki, menace quant à elle de raviver l’extrémisme sunnite à l’intérieur du pays.

Video publiée par EI-K appellant au caliphat en Asie Centrale

Quel rôle des Talibans ?

Face à cette évolution troublante du terrorisme régional, l’Etat taliban semble paradoxalement comme un des piliers de la stabilité pour endiguer l’Etat islamique au Khorassan. En effet, la légitimité du régime actuel, bien supérieure a celle du gouvernement pro-américain – celui-ci négligeant la population rurale multi-ethnique du pays – est mise à mal par les nombreuses attaques de EI-K dirigées contre la communauté chiite. Le bombardement successif de deux mosquées chiites en octobre dernier, dans les provinces de Kanduz et de Kandahar, visait la minorité chiite duodécimaine, bien implantée dans un pays culturellement proche de l’Iran.

La condamnation de ces attentats par les talibans et leur engagement à lutter contre leurs auteurs démontre la volonté du régime, qu’elle soit réelle ou superficielle, à stabiliser la situation à l’intérieur des frontières, à asseoir sa légitimité, à éviter l’embrasement entre identités religieuses qui échapperait au contrôle du gouvernement.

C’est la raison pour laquelle les dirigeants centrasiatiques ont adopté une approche plutôt pragmatique dans leurs relations bilatérales avec l’Afghanistan, se traduisant par l’établissement de liens diplomatiques informels avec l’Ouzbékistan et le Turkménistan, malgré les hésitations du gouvernement à Douchanbé, qui semble s’inquiéter du sort des Tadjiks ethniques sous le nouveau régime en Afghanistan.

Quelles conclusions ?

Aujourd’hui, le spectre du terrorisme est à nouveau perceptible en Asie Centrale, qu’il soit en provenance de pays voisins comme l’Afghanistan ou auto-entretenu dans des structures mises en place aux années 2000, par des organisations panislamistes internationales. Les conditions de sa réémergence sont également là : les troubles sociaux au Kazakhstan en janvier 2022 confirment qu’à ce jour, les conditions socio-économiques déplorables de la population sont l’obstacle principal auquel se heurtent les Etats, face aux efforts de lutter contre la radicalisation islamiste.

Face à un tel risque, la mobilisation des forces étatiques doit se concentrer sur le déracinement du problème et non le simple ébranchage des mouvements islamistes prônant la violence. Ainsi, aux efforts transnationaux de l’OSTC, qui affiche la lutte contre le terrorisme comme un de ses principaux objectifs, doivent se joindre des reformes d’ampleur, notamment dirigées au développement économique des régions auparavant négligées, foyers de radicalisation. Pour les gouvernements centrasiatiques, il s’agit aujourd’hui de poursuivre la lutte interne contre les cellules de Hizb ut-Tahrir, vecteurs d’une idéologie extrémiste, mais également de garantir au niveau administratif des opportunités à l’épanouissement socio-économique, sans lesquelles le terrain est ouvert au retour du terrorisme en Asie Centrale.