La récente rencontre des dirigeants centrasiatiques à Tcholpon-Ata a fourni l’opportunité, en juin dernier, de discuter de la coopération économique et de la sécurité régionale dans les pays d’Asie Centrale.
Les Etats ont à cette occasion marqué leur volonté de multiplier les efforts dirigés à faire de la région un ensemble cohérent, capable d’œuvrer pour défendre ses intérêts face à l’influence croissante de la Chine, celle – vacillante – de la Russie, voire face aux avancées ambitieuses de la Turquie.
Or, avant d’entreprendre des actions dirigées vers la multiplication des liens régionaux, les Etats devraient être davantage concernés par l’intégration nationale, c’est-à-dire le maintien de l’unité à l’intérieur même de leurs frontières respectives.
Les évènements des derniers mois, que ce soit les révoltes des Karakalpaks en Ouzbékistan ou la répression féroce du mouvement pamiri assimilé par les autorités tadjikes au terrorisme, ont à nouveau mis l’accent sur les trois enjeux-clefs de l’Asie Centrale :
- La question incertaine de la souveraineté nationale, défendue bec et ongles par les gouvernements soucieux d’apporter une légitimité historique à leur existence
- La radicalisation idéologique ouvrant les portes à l’extrémisme islamique
- Le mépris quasi-total des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Nous regarderons les trois points, y compris le dernier, comme des menaces directes à l’unité étatique, dans la mesure où le régime de répression engendre au sein des minorités ethniques des logiques de lutte parfois armée contre le pouvoir central.
Séparatisme ou quête d’autonomie au Tadjikistan et en Ouzbékistan
Du côté des gouvernements, la lutte antiterroriste au Tadjikistan, à force de faire l’amalgame entre les éléments radicaux installés au Gorno-Badakhchan et les mouvements de protestation émanant de la population pamirie locale, a fini par polariser l’opinion publique de la région en théorie autonome contre l’Etat policier d’Emomali Rahmon. Ce dernier a répondu en mai face à la colère populaire en coupant l’accès à l’internet de l’oblast autonome du Gorno-Badakhchan (GBAO), faisant ressurgir les souvenirs du blocus imposé par Douchanbé durant la guerre civile tadjike (1992-1997).
En cas de conflit prolongé au sein du pays, la déstabilisation pourrait éventuellement avoir des conséquences à l’échelle de toute la région. Or, la dynamique du conflit a récemment été déclenchée dans au moins deux zones de tension interethnique de l’Asie Centrale.
En mai, le GBAO situé à l’est du Tadjikistan a été secoué par des manifestations de rue dans la capitale régionale de Khorog, habitée majoritairement par des Pamiris. L’arrestation et l’emprisonnement d’un célèbre combattant de MMA, connu pour son activisme en faveur de l’autonomie du GBAO, a provoqué un mouvement de protestation accompagné d’appels à la justice.
La réaction immédiate du gouvernement fut d’accuser les manifestants de complicité au terrorisme – une « opération spéciale » exécutée par l’armée quelques jours plus tard a fait au moins quarante morts dans la population de la province autonome. En réalité, il s’agissait de tirs de balles sur les civils sortis manifester, ayant fait au moins 20 morts et une centaine de blessés.
En juillet, c’était au tour de la minorité karakalpake vivant à l’ouest de l’Ouzbékistan, dans un statut autonome similaire à celui de GBAO, de se révolter. La raison en était un amendement à la constitution ouzbèke limitant l’autonomie du Karakalpakstan, à savoir la révocation du droit de recourir au referendum pour se séparer éventuellement de l’Ouzbékistan.
L’amendement proposé s’inscrit dans le cadre d’une réforme constitutionnelle générale voulue par le président Mirziyoyev, qui la justifie par la nécessite de mettre en place des institutions plus démocratiques, favorables au développement du pays. Or, certaines de ses propositions de réforme semblent au contraire retirer le peu de liberté civile que garantissait la constitution en place actuellement.
En résultat de cet amendement controversé, des manifestations violentes ont éclaté à Nukus, dont la répression a fait au moins 18 morts et 200 blesses. Par la suite, des images terribles, d’une violence inouïe, ont circulé sur internet montrant des personnes éventrées qu’on recouvrait du drapeau karakalpak en signe de martyre.
Origines de la répression
Il est impossible de comprendre cet engrenage de la violence sans jeter un coup d’œil sur l’héritage de l’URSS et la manière dont les autorités soviétiques ont tenté de regroupe au sein des mêmes frontières « républicaines » une diversité ethnique à la géographie très complexe.
Car les délimitations territoriales actuelles doivent leur caractère tantôt orthogonal, tantôt extrêmement entremêlé, aux divisions administratives effectuées par les cartographes soviétiques aux années 1920-1930.
Ainsi, pour éviter la constitution d’un « Grand Turkestan » qui regrouperait les peuples de la région en une seule unité administrative, Moscou a pris le soin de définir des nations et des nationalités diverses, et de les doter de « Républiques socialistes soviétiques » ou d’un appareil de gouvernement autonome. En particulier, le GBOA et le Karakalpakstan jouissaient d’un statut autonome au sein des Républiques soviétiques du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan respectivement.
A la sortie de l’URSS donc, ces territoires, peuplés d’une ethnie différente à celle de la majorité, ont sauvegardé leur statut d’autonomie, ce qui a été mal vécu par les gouvernements quasi-dictatoriaux qui ont succédée à l’administration soviétique.
Dirigés par des super-présidents à l’instar d’Islam Karimov et d’Emomali Rahmon, les Etats concernés se sont transformés en Etats-policiers, où le moindre mouvement de protestation était réprimé dans le sang – le massacre d’Andijan en 2005 en témoigne. Le président Karimov avait alors ordonné l’utilisation aveugle de la force, ce qui a rapidement été repris par son homologue tadjik pour régler les problèmes internes de son propre pays.
La société civile ainsi restreinte et soumise, les régimes ont en revanche eu plus de difficulté à réduire en silence les revendications autonomistes des minorités ethniques, qui faisaient valoir leur statut spécial au sein de l’URSS comme base juridique suffisante pour continuer à exister.
L’influence étrangère : réelle ou fictive ?
Les gouvernements continuent d’ailleurs, à l’instar de la Russie qui voit dans l’opposition l’influence « d’agents étrangers », de dénoncer l’intervention extérieure dans leurs affaires internes. Ainsi, le seul fait d’avoir discuté avec des membres de l’ambassade des États-Unis a valu la mise en garde à vue d’Ulfathonim Mamadshoeva, journaliste et fondatrice d’une ONG locale, accusée d’avoir organisé la manifestation à Khorog. Elle risque désormais 25 ans en prison, ce malgré son rôle dans la pacification des relations entre les autorités centrales et les dirigeants pamiris, notamment après 2012.
Par ailleurs, le fonds humanitaire d’Aga Khan basé à Genève est régulièrement accusé de financer la lutte séparatiste dans cette région peuplée d’à peine 200 000 habitants : il y a quelques semaines, le gouvernement a arrêté certains de ses projets les plus emblématiques.
Aga Khan, chef spirituel des chiites ismaélites en sa qualité de descendant du prophète Mahomet, est le principal mécène de la population pamirie du GBAO depuis l’éclatement de l’Union soviétique. C’est largement grâce à sa fondation que la région a pu survivre le blocus imposé par le gouvernement tadjik durant la guerre civile : alors, le sucre et la farine étaient acheminés à Khorog via le Kirghizstan.
Mais cette supposée influence extérieure en soutien au séparatisme ne vient pas uniquement de l’Occident. La population slave du nord du Kazakhstan est désormais l’objet de convoitises dans les sphères dirigeantes de l’Etat russe. En particulier, une remarque faite par l’ex-président de la fédération russe Dmitri Medvedev sur le réseau social « Vkontakte » a suscité des inquiétudes. Dans sa publication, l’actuel vice-président du Conseil de Sécurité de Russie accuse les autorités de Nur-Sultan de « génocide » à l’encontre de la population ethnique russe, par la mise en place de politiques éducatives privant les personnes russophones de leurs droits.
Aussitôt retirée face à l’ampleur des critiques, la publication a rappelé les remarques de V. Poutine en 2014 lorsqu’il remettait en cause la souveraineté du Kazakhstan, dans des termes similaires qu’il utilise aujourd’hui pour dénigrer le droit du peuple ukrainien à disposer d’un Etat souverain et autodéterminé. Sans réagir officiellement, le Kazakhstan condamnait quelques jours plus tard un couple ayant appelé sur internet à l’attachement de la région du Kazakhstan-septentrional à la Russie, à l’instar de la Crimée en 2014.
NB. Cependant, par le langage très fort employé dans la publication, dont le ton sort singulièrement de l’ordinaire, il est à supposer qu’elle est liée à un piratage du compte de Medvedev plutôt qu’a l’initiative de l’ex-président.
Le cas du Kazakhstan
Traumatisé par les violences meurtrières à Almaty en début de l’année, le président Tokaïev vise à extirper toute menace à la souveraineté du Kazakhstan, qu’elle provienne des anciennes élites menées par l’ex-président Nazarbayev ou d’éventuels mouvements séparatistes.
Inexistants à ce jour au Kazakhstan, ces derniers peuvent bien naître et s’alimenter par les mêmes mécanismes qu’on a observés au Donbass. Le fameux « Projet Novorossiya », visant à créer un sentiment fictif d’injustice au sein de la population russophone des anciennes Républiques soviétiques, peut aussi bien créer dans le futur un climat d’agitation séparatiste a l’intérieur du Kazakhstan, comme cela a été le cas en Ukraine après 2013.
Le refus explicite de Tokaïev de reconnaitre les républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk et le refus de soutenir l’invasion de l’Ukraine témoignent d’une position résolument conservatrice adoptée par l’exécutif du Kazakhstan.
Partenaire majeur de la Russie, membre incontournable de l’OTSC auquel il n’a pas hésité à faire appel pour contenir les insurgés d’Almaty, le Kazakhstan affiche pour autant un fort attachement à la souveraineté territoriale des pays issus de l’ex-URSS, en particulier à celle de la Géorgie, de l’Ukraine, et bien évidemment de lui-même.
Tokaïev l’a rappelé haut et fort en Russie même, en évoquant durant le forum économique de Saint-Pétersbourg le désordre international qu’engendrerait la reconnaissance d’entités séparatistes. Ainsi, Tokaïev a signifié qu’il ne se sentait pas lié par un « devoir de reconnaissance » aveugle envers la Russie, et que le Kazakhstan n’apporterait pas son soutien à l’aventure militaire de Poutine, malgré l’intervention de l’OTSC en janvier 2022, qui a aidé le gouvernement de Nur-Sultan à rétablir l’ordre.
Réaction des gouvernements face à l’agitation
De manière plus générale, la question du séparatisme est déterminée en Asie Centrale par l’attitude du gouvernement : à force de prendre avec hostilité les demandes légitimes des minorités ethniques et de les qualifier de séparatistes voire de terroristes, les régimes ne font qu’attiser le sentiment d’injustice chez les minorités, ce que remet en cause l’unité étatique.
Typiquement, la répression du mouvement pamiri au GBAO risque d’engendrer un nouveau conflit en Asie Centrale, après la fin officielle de la guerre civile tadjike en 1997.
De plus, confondre la lutte antiterroriste et la répression des minorités ethniques peut avoir des conséquences catastrophiques sur la perception de la légitimité étatique.
Ainsi l’Ouzbékistan, après plusieurs journées de lutte au Karakalpakstan, a annoncé le retirement de l’amendement contesté portant sur le statut d’autonomie de la région. En prenant en compte les demandes de la rue, Mirziyoyev veut afficher que le « Nouvel Ouzbékistan » puisera sa légitimité en respectant, entre autres, les droits des minorités ethniques.
Le Tadjikistan, au contraire, continue à effectuer des raids antiterroristes ciblant les dirigeants informels de la communauté pamirie, sans forcément de rapports évidents avec l’extrémisme islamique. Or, nous n’en saurions pas davantage – suite à l’interdiction des médias dans la région, les journalistes n’en couvrent plus les évènements. Même la respectable Radio Liberty y a suspendu ses actions, face à une campagne inédite de censure médiatique accompagnée d’une coupure générale de l’internet.
La démocratie meurt dans l’obscurité, et le « spectre de la démocratie » dans lequel Donald Lu, principal diplomate américain de la région, a inscrit les pays centrasiatiques, est au point mort.
Ranger des dictatures dans le club des démocraties a toujours été un moyen pragmatique pour les Etats-Unis de défendre leurs intérêts – c’est ce que Washington réussit à merveille en Asie Centrale, en passant sous silence les exactions contre les Karakalpaks et la répression des Pamirs.
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