La Danse des Empires (1/7)

Série dédiée à la culture arménienne, vue par le prisme des empires qui l’ont faconnée depuis la naissance de l’Etat arménien.

Notre postulat de base : les évolutions culturelles en Armenie ont suivi tout au long de son histoire la configuration géopolitique du moment, oscillant sans cesse entre indépendance et domination, entre réaffirmation d’une identité propre et acculturation à la civilisation impériale dominante.

Monastère de Tatev, ensemble construit au IXe siècle dans la principauté arménienne de Syunik.

La culture arménienne, puisant ses racines au mystérieux royaume d’Ourartou contemporain de l’Empire assyrien, transmise et enrichie au fil des siècles, joue aujourd’hui le rôle de pilier de l’Etat arménien, en tant que témoin historique de toute une nation. Avant tout, il s’agit du témoin d’une existence turbulente, hétérogène, alternant indépendance et domination, rendant compte des préoccupations quotidiennes et des aspirations politiques des descendants de Hayk, légendaire fondateur de la nation arménienne.

Il faut étudier en profondeur la culture arménienne, bâtie alors que se déferlaient aux frontières du peuple arménien les armées des plus grands empires connus de l’humanité – Rome et Persépolis, Constantinople et Bagdad, Karakorum et Moscou – afin de cerner l’évolution historique d’un peuple en quête d’indépendance, dans une région ayant toujours fait l’objet de convoitises des voisins incomparablement plus puissants.

La langue, l’architecture, la mythologie et la religion si particulières de l’Arménie sont autant de pistes d’investigation, parsemées d’indices qui permettent de retracer l’influence historique exercée par les empires voisins et d’y relever les éléments purement autochtones, correspondant bien souvent à des périodes de liberté nationale retrouvée.  

Nous vous proposons donc, cher lecteur, une série d’articles consacrés à la culture arménienne vue à travers les empires qui l’ont façonnée depuis les débuts de l’Arménie au 6e siècle av. JC jusqu’à nos jours.

Heritage de l’Ourartou

Selon la configuration géopolitique du moment, particulièrement instable dans le berceau historique du peuple arménien, la culture arménienne s’est perpétuée et s’est métamorphosée, en empruntant deux directions : soit celle de l’uniformisation avec la culture dominante du puissant voisin, soit la direction de l’émancipation parfois radicale pour affirmer son identité propre. Ce fut notamment le cas durant la christianisation de la nation arménienne, alors que celle-ci était entourée d’un empire romain encore païen et de l’Empire perse zoroastrien.

Or, l’épopée culturelle du peuple arménien commence bien plus loin dans le passé, encore avant notre ère, fortement imprégnée de l’expérience ourartéenne des 9e-6e siècles. En témoignent la subsistance de mots d’origine hourro-ourartéenne dans le vocabulaire arménien contemporain, comme ceux utilisés pour designer pomme, prune, aigle, mer, épée, etc.

Par ailleurs, la mythologie comporte dans ses fondements une profonde marque ourartéenne. Une des plus célèbres légendes arméniennes relate l’histoire tragique du roi Ara le Beau, tué par son ennemie-amoureuse la reine Sémiramis d’Assyrie. Le portrait d’Ara fourni par l’historien arménien du Ve siècle Moise de Khorène, dont la narration tente de concilier contes populaires et annales de l’époque, porte une ressemblance certaine avec la figure d’Aramé, premier roi connu d’Ourartou, qui a dû faire face aux invasions assyrienne durant son règne. L’histoire du roi légendaire se trouve au chapitre 15 de la monumentale Histoire d’Arménie, tome premier.

Enfin l’influence de l’Ourartou sur la culture arménienne est également perceptible dans l’architecture et l’artisanat – comme le souligne l’orientaliste russe Igor Diakonoff, « en étudiant l’histoire culturelle et socio-économique du peuple arménien, […] il est certain qu’on ne peut la comprendre complètement qu’en tant que la continuation d’une histoire encore plus ancienne, celle des Hourrites et des Ourartéens ».

Il semble en effet que les Arméniens aient repris certains traits des mœurs ourartéennes lorsqu’ils sont devenus les maîtres de la région, après la destruction de l’Etat ourartéen par les Scythes en 590 av. JC. Aux éléments hourro-ourartéens intégrés par l’élite arménienne émergente se sont ajoutées les coutumes et les habitudes de ce peuple indo-européen, dont la ressemblance aux Phrygiens d’Asie Mineure a été soulignée aussi bien par les auteurs classiques (notamment Hérodote) que les arménologues modernes.

Ce peuple se désignait lui-même comme « Hay », du nom du légendaire patriarche Hayk. Le récit de celui-ci est propre à la nation arménienne, et s’est répandu dès l’ethnogenèse des Arméniens afin de leur donner un certain point d’ancrage, un fondement historique, une cohésion nationale dans la mosaïque de tribus et ethnies des alentours.

En effet, selon cette narration que chaque arménien connait par cœur, Hayk s’étant installé dans les plaines fertiles du Mont Ararat affronta Bel, le tyran de Babylone venu l’éradiquer avec toute sa famille. Lui ayant percé le cœur avec sa flèche, Hayk mit en déroute l’armée babylonienne et assura la survie de ses descendants. Moïse de Khorène décrit cette scene dans le chapitre XI de son Histoire d’Arménie.

La satrapie perse

Ayant réussi à reprendre le relais du pouvoir dans la région, l’Etat arménien l’a presque aussitôt cédé aux Mèdes avant d’être transformé en satrapie de la Perse achéménide, qu’elle restera pour près de 250 ans, donnant lieu à une acculturation durable.

C’est surtout dans la religion préchrétienne de l’Arménie que l’influence perse est la plus perceptible. Le paganisme arménien s’est en grande partie inscrite, tout en gardant son caractère polythéiste, dans le cadre du zoroastrisme, religion officielle de l’empire achéménide. En effet, les arevapasht – « adorateurs du soleil » – ont réussi au cours de la domination perse à faire incorporer les pratiques et les divinités spécifiques de la région à la religion zoroastrienne, faisant naître l’environnement spirituel spécifique de Arménie.

Le célèbre triptyque Aramazd-Anahit-Vahagn doit sa gloire aux efforts entrepris par les Perses d’intégrer dans le paganisme arménien les déités indo-iraniennes Ahura Mazda, Anahita et Verethragna.

Un temple était dédié au dieu Aramazd à Ani, où le frère du roi Artaxias I servait comme prêtre-en-chef au 2e siècle avant notre ère. Il faut par ailleurs mentionner que les trois dynasties royales de l’Arménie préchrétienne, à savoir les Orontides, les Artaxiades et les Arsacides, étaient d’origine perse.

L’impact culturel des Perses a subsisté jusqu’à nos jours, sous sa forme « depaganisée » par les soins de l’Eglise apostolique arménienne. Ainsi, le festival de Vardavar, pendant lequel les Arméniens s’aspergent d’eau, puise ses origines à la fête païenne de Nawasard liée au culte d’Anahit et similaire au Nowruz iranien. A l’époque achéménide, Nawasard était l’occasion d’organiser des jeux populaires et de pratiquer le culte de l’eau, source de la vie.

Quant à la langue, le vocabulaire arménien compte aujourd’hui des milliers de mots du quotidien provenant du Pahlavi, lui-même issu du vieux perse parlé dans l’Empire achéménide.

Influence de l’hellénisme

Un bouleversement culturel s’opère avec l’arrivée d’une puissance impériale rivale venue de l’Occident, celle menée par le roi de Macédoine Alexandre le Grand. Ainsi commence, aux environs de 330 avant JC, une nouvelle période dans l’histoire culturelle de l’Asie occidentale, connue aujourd’hui comme l’époque hellénistique. L’Arménie a pleinement participé à ce processus d’échange interculturel, entre d’un côté les pratiques autochtones et de l’autre celles des soldats grecs venus conquérir les dépouilles de la Perse, et en est sortie enrichie.

Les trésors antiques que sont aujourd’hui le temple à l’architecture gréco-romaine de Garni, les ruines de l’amphithéâtre de Tigranocerta, les bains romains de Dvin sont témoins d’une époque d’interaction unique entre un passé oriental et des éléments culturels issus de la civilisation grecque puis gréco-romaine.

Même si Alexandre n’ait jamais eu besoin de conquérir l’Arménie, qui a exploité la chute de Darius III pour réaffirmer son autonomie, les généraux d’Alexandre faisaient partie des administrateurs du royaume d’Arménie, jusqu’au partage de l’empire macédonien entre les Diadoques. Sous leur impulsion, le polythéisme est venu s’affirmer et donner de l’appui aux Arméniens fidèles à leurs traditions, alors que le zoroastrisme monothéiste cherchait tant bien que mal à s’accommoder à la présence de plusieurs divinités à la fois à travers l’empire.

C’est alors que les parallèles ont été tracés entre les célèbres figures de la mythologie grecque et le panthéon arménien – Zeus n’était autre que la version grecque d’Aramazd, Hélios celle de Mihr/Mithra, Aphrodite celle d’Anahit. L’identité de la statue iconique représentant Anahit – appelée l’Aphrodite de Stala – n’est toujours pas établie : il pourrait aussi bien s’agir de la déesse grecque que de la fille d’Aramazd vénérée par les Arméniens.

C’est également avec l’arrivée de l’architecture municipale grecque que les villes arméniennes ont commencé à prendre un aspect orthogonal comportant, entre autres, des amphithéâtres où le théâtre arménien s’est développé dans l’Antiquité. Plutarque rapporte que le roi arménien Artavazde II composait lui-même des pièces de tragédie en grec et adoptait en général une posture philhellénique.

Quête d’autonomie culturelle

Partagée ainsi culture orientale essentiellement perse et culture hellénique émanant des successeurs gréco-romains de l’empire d’Alexandre, l’Arménie n’en a pas moins sauvegardé son identité déjà ancienne à l’époque romaine. La domination alternée entre Perses et Grecs/Romains a au contraire permis d’enrichir ce peuple qui cherchait à s’affranchir de l’hégémonie impériale unilatérale en alternant pratiques hellénistiques et tradition zoroastrienne, selon la conjoncture.

Faut-il rappeler que c’est à cette époque, alors que le Proche-Orient lagide tombait sous la domination romaine et que l’empire séleucide vivait ses derniers jours avant l’absorption par les Parthes, que Tigrane II le Grand a élargi les frontières du royaume arménien à son extension historique maximale ?

Une pièce de monnaie à l’effigie du monarque frappée à Antioche montre le souverain couronné d’un couvre-chef attribué aux rois arméniens, avec quelques ressemblances à la couronne parthe de Mithridate II. Les deux aigles sont toujours présents dans les armoiries de l’Arménie aujourd’hui, symbolisant la branche arménienne de la dynastie artaxiade.

Ainsi la pièce, frappée dans une ville hellénophone (Antioche était la capitale de l’empire séleucide) et reprenant des éléments du portrait impérial parthe, donne une des rares représentations graphiques de l’habit royal arménien, unique et très reconnaissable.

L’art numismatique sous Tigrane II résume donc l’idée directrice de notre article : tout en subissant ou s’inspirant de la culture des empires voisins, la culture arménienne gardait dans l’antiquité préchrétienne un objectif pragmatique : s’adapter autant que nécessaire, afin d’éviter la destruction pure et simple, tout en attendant le bon moment pour s’affranchir de l’influence des voisins puissants. Cette occasion se présentera et sera saisie par les rois arméniens au début du 4e siècle de notre ère, durant la christianisation du peuple arménien, marquant l’entrée effective de l’Arménie dans une nouvelle époque culturelle.

Un commentaire

Les commentaires sont fermés.